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Raúl Zibechi – Nicaragua : le tombeau des gauches étatistes (2023)
Article mis en ligne le 26 novembre 2023


La libération, l’expulsion du pays et la perte de la citoyenneté de 222 prisonniers politiques du régime de Daniel Ortega-Rosario Murillo ont révélé les conditions épouvantables qu’ils ont vécues en prison et témoignent de la cruauté et de la misère éthique de leurs dirigeants.

25/03/2023

Le régime Ortega-Murillo poursuit une politique de vengeance à l’égard de ses opposants, notamment ceux qui ont appartenu au Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Le fait que certains d’entre eux aient risqué leur vie pour libérer Ortega de la prison pendant le processus révolutionnaire ne semble pas avoir d’importance, mais il révèle aussi jusqu’où peut aller la haine des dictatures.

Le cas de l’ex-commandante Dora María Téllez, la prisonnière la plus emblématique pendant 605 jours, est un exemple de cette haine. Dans sa cellule de la prison d’El Chipote, l’obscurité était presque absolue, à peine une lueur « qui ne permettait pas de bien voir ses mains » ; on ne lui permettait même pas de lire l’heure, elle ne pouvait pas avoir de livres, de papier ou de crayons, selon sa première interview (El País, 10 février 2923).

Ils dormaient sur des nattes à même le sol glacé, n’avaient pas de serviettes et se séchaient avec leurs vêtements. Téllez se souvient qu’elle a fini par perdre sa voix parce qu’elle ne parlait qu’une minute par jour aux gardiens. Elle affirme que les femmes étaient traitées différemment, avec plus de cruauté et de dureté. Pendant les trois premiers mois, elle n’a pas reçu de visites, puis elles ont été irrégulières, ne sachant jamais quand elle les recevrait, ce qui augmentait l’incertitude des prisonniers et prisonnières. Elle précise que les hommes n’ont jamais été placés sous régime d’isolement plus de deux mois, mais que les femmes l’ont été tout le temps, ce qui, selon elle, est un signe de la « haine viscérale » envers les femmes et en particulier envers les féministes.

Contrôle social

Le type de contrôle est très différent des dictatures que nous avons connues dans le cône sud de l’Amérique latine et s’est intensifié après le soulèvement de 2018. L’un des dirigeants de l’opposition, le politologue Guillermo Incer Medina, membre du front d’opposition Unidad Nacional Azul y Blanco (1), raconte avoir vécu pendant des mois un siège ininterrompu de sa maison par la police nationale. « Entre six et huit policiers, parfois en civil, parfois en uniforme, arrivent tous les jours à partir de six heures du matin jusqu’à midi ou en fin d’après-midi. Ils ont reçu l’ordre de ne pas me laisser sortir de ma maison, d’interroger tous ceux qui y entrent et de signaler mes mouvements », raconte-t-il (Revista Envío n° 470, mai 2021).

La modalité de « l’emprisonnement à domicile », situation que vivent des centaines de personnes, consiste à enfermer la personne dans son domicile sous la surveillance de la police et de voisins qui soutiennent la dictature, souvent des paramilitaires ou des militants du FSLN. Ce type de harcèlement est très préjudiciable au tissu social, car il fait ressortir les différences entre voisins. Selon Medina, « les sympathisants du régime vous stigmatisent comme “putschiste et terroriste” ; ils proclament que ceux qui ont “ruiné la paix” sont maintenant sous contrôle et qu’ils ne permettront pas une nouvelle émeute provoquée par l’empire et la droite ».

Ceux qui continuent à soutenir le sandinisme, estimés à moins de 20 % de la population selon les sondages d’opinion, « collaborent avec les policiers en leur apportant de la nourriture, des boissons et en les laissant utiliser leurs toilettes sous les yeux de tous les voisins ». Le récit de Medina permet de comprendre l’ampleur du nombre de personnes touchées, puisque le harcèlement d’une famille affecte tout un quartier. Il conclut en indiquant que, au Nicaragua, il pourrait y avoir jusqu’à 60 000 personnes touchées indirectement par le harcèlement policier des opposants, car les patrouilles de police et les chiens policiers patrouillent autour de chaque maison et de chaque famille assiégée, les enfants ne peuvent pas sortir jouer dans la rue et toute la vie dans les environs est affectée.

L’émergence d’une nouvelle bourgeoisie

Depuis qu’il est revenu au gouvernement en 2007, Ortega s’est efforcé de construire une « alliance stratégique avec le grand capital privé et l’armée ; il a mis en place un réseau de mécanismes de surveillance et de contrôle social pour contenir toute expression de mécontentement »(Nueva Sociedad nº 300, juillet-août 2022). Mais cette alliance a été lubrifiée par des fonds provenant de la coopération avec le gouvernement vénézuélien et on estime qu’environ 80% des plus de 3,4 milliards de dollars « ont été privatisés sur une période de huit ans par le biais d’une société holding appelée Alba de Nicaragua (Albanisa), gérée directement par des parents et des personnes de confiance d’Ortega et de Murillo, son épouse, la première dame et le porte-parole du gouvernement ».

L’ancienne commandante Mónica Baltodano estime que le groupe autour d’Ortega et Murillo est réduit à environ 200 fidèles, mais ils ont beaucoup de pouvoir car « ils sont avec le grand capital parce que maintenant ils forment un groupe capitaliste important ; le gouvernement représente cette communauté d’intérêts que la nouvelle oligarchie sandiniste a bâtie aujourd’hui avec l’oligarchie traditionnelle et le grand capital transnational » (Envío nº 382, janvier 2014).

Ce groupe de fidèles (en réalité, une nouvelle bourgeoisie) a réussi à contrôler, avec le soutien de l’État, la distribution de carburant, la production et la distribution d’électricité, l’exportation de café, de viande, de lait, de sucre, de bois et d’autres produits stratégiques pour l’économie nicaraguayenne. Pour leur part, les militaires participent à ces entreprises par l’intermédiaire de l’Institut militaire de la protection sociale dans la construction et l’exportation de bois et de viande, avec l’accord du gouvernement Ortega-Murillo.

Selon des enquêtes menées par divers médias, la fortune d’Ortega dépasserait les 2,5 milliards de dollars pour sa participation à Bancorp (2) et à Albanisa (Alba de Nicaragua SA), qui constituait un groupe d’entreprises actives dans l’importation de pétrole vénézuélien (Confidencial, 9 avril 2016). Ceux qui ont organisé ce qui est sans doute la plus grande escroquerie de l’histoire du pays se sont approprié les fonds de la coopération vénézuélienne par l’intermédiaire de ces deux sociétés.

« Albanisa a été conçu comme un subterfuge frauduleux pour privatiser les fonds de la coopération pétrolière vénézuélienne en faveur d’Ortega », note le rapport de Confidencial, qui s’appuie sur des données de la Banque centrale. Les fonds ont été acheminés par l’intermédiaire d’entreprises privées, alors qu’ils provenaient d’un accord international ratifié par les assemblées législatives nicaraguayenne et vénézuélienne.

Albanisa a deux partenaires : Pdvsa (3), avec 51 %, et Petronic (4), avec 49 %. « Le montant total des crédits acheminés par Albanisa, en juin 2018, avoisine les 4 milliards de dollars. Dans les périodes fastes, ils s’élevaient en moyenne à 500 millions de dollars par an, qui constituaient une sorte de discret paiement en nature. Un capital liquide qu’Ortega gérait à sa guise, comme un capital privé » (Confidencial, 13 février 2019).

Grâce au soutien du pouvoir politique, Albanisa s’est lancée dans un large éventail d’activités : Albageneración, qui est rapidement devenue la principale entreprise de production d’électricité. Albadepósitos, qui se consacre à l’importation, au stockage et à la distribution de pétrole et de produits pétroliers. Albaforestal, dont l’activité est le bois. Albaequipos (Econsa), une entreprise de services et de construction. Selon les spécialistes, le joyau de la couronne d’Ortega est le Banco Corporativo, Bancorp, qui est chargé d’administrer le groupe des « entreprises Alba ».

Presque tous les enfants du couple Ortega-Murillo sont impliqués dans les affaires. « Huit des neuf enfants du couple présidentiel nicaraguayen ont rang de conseillers ; ils contrôlent la distribution du pétrole et dirigent la plupart des chaînes de télévision et des entreprises de publicité qui bénéficient de contrats avec l’État » (El País, 18 avril 2021). Mais ils sont soumis aux diktats de Rosario Murillo, qui a déjà excommunié l’aînée, Zoilamérica, parce qu’elle a dénoncé son beau-père pour abus sexuels en 1998 et a dû s’exiler au Costa Rica depuis 2013, persécutée par sa mère.

L’illusion du pouvoir

Selon la chercheuse nicaraguayenne Elvira Cuadra Lira, la dictature complète les accords de haut en bas avec les entrepreneurs par « un système de dispositifs pour organiser la répression, la surveillance et le contrôle social afin de contenir toute expression de mécontentement au sein de la population »(Nueva Sociedad nº 300). Outre l’utilisation de la police et de l’armée pour ces tâches de contrôle, des collectifs paraétatiques ont été créés, tels que les « groupes de choc » – organisés avec de jeunes sympathisants qui, depuis 2008, descendent dans la rue pour frapper et agresser les citoyens protestataires–, les Conseils du pouvoir citoyen et les Comités d’encadrement sandinistes, organisés dans les quartiers et les institutions publiques pour surveiller les personnes mécontentes du gouvernement.

Jusqu’à la révolte de la jeunesse et du peuple en 2018, Ortega a maintenu la stabilité du pays et a même bénéficié d’une large sympathie internationale, tant de la part de la gauche latino-américaine que de la Maison Blanche. Le soutien marqué du FMI à la dictature, qui s’est maintenu et renouvelé jusqu’à ce jour, est remarquable. Comme le conclut Elvira Cuadra Lira, la dictature a été fonctionnelle dans la mesure où elle « a permis de maintenir la stabilité et la croissance économique, ainsi que certaines formalités démocratiques institutionnelles ».

Mais en avril 2018, tout a changé, lorsque le mécontentement a poussé les gens à descendre dans la rue contre l’annonce de réformes de la sécurité sociale touchant les retraités, les cotisants et les employeurs. La répression a provoqué plus de 300 morts, 1 200 blessés et des centaines d’arrestations. Le contrôle social est devenu étouffant au point que plus de cent mille personnes ont pris le chemin de l’exil et 300 000 ont quitté le pays depuis 2018. Au moins 120 journalistes nicaraguayens se sont exilés et des dizaines de religieux ont fui ou ont été exilés. Le Vatican a finalement rompu avec Ortega et il a suspendu ses relations.

D’autre part, la rupture avec les milieux d’affaires, suite à la crise qui s’est déclenchée n 2018, pourrait être le prélude à l’arrivée de capitaux chinois, qui pourraient occuper une place privilégiée au Nicaragua. Il convient de rappeler que l’isolement interne est presque total, au point que, lors des dernières élections présidentielles, 80% des électeurs se sont abstenus de voter malgré les menaces et les pressions, de sorte que le soutien de grandes puissances telles que la Chine et la Russie pourrait être décisif pour l’avenir du régime.

Bien que certains pensent qu’Ortega est complètement isolé et sur le point de perdre le pouvoir, il ne faut pas sous-estimer le soutien dont il bénéficie encore. En particulier parmi certains gouvernements de gauche (Venezuela, Cuba et Bolivie), mais aussi parmi les mouvements et partis qui préfèrent le silence à la condamnation. Ils sont nombreux, mais ils n’osent plus défendre directement la dictature ou soutenir les violations évidentes des droits de l’homme ; par conséquent, ils prétendent qu’ils ne connaissent pas bien la situation ou que l’impérialisme pourrait tirer profit des critiques adressées au gouvernement d’Ortega et de Murillo.

Une éthique du « Détournons le regard » qui cause un tort énorme au peuple nicaraguayen, mais qui décrédibilise aussi cette gauche étatiste qui, un siècle plus tard, est prête à emprunter le même chemin que Staline en Union soviétique.

NOTES

1. Créé en 2018, ce front anti-Ortega regroupe plus de quarante partis politiques, organisations syndicales, féministes, écologistes, paysannes, etc., dont le principal objectif est de chasser Ortega du pouvoir (NdT).
2. Le Banco Corporativo est une banque privée nicaraguayenne au siège d’administration duquel siège un membre de la direction sandiniste. Cette banque a reçu des fonds très importants d’Albanisa, groupe lui-même lié à la compagnie pétrolière PDVSA (NdT).
3. PDVSA : compagnie pétrolière appartenant à l’Etat vénézuélien depuis 1976. Avant l’arrivée au pouvoir de Chavez en 1999, elle employait 40 000 salariés, produisait plus de 3 millions de barils,par jour et rapportait 96% des recettes en devises au pays. Elle joue encore un rôle fondamental (ses effectifs ont plus que triplé alors qu’elle ne produit plus qu’un million de barils par jour !), malgré les effets catastrophiques des politiques gouvernementales et de l’embargo américain (NdT)
4. Petronic : entreprise pétrolière et gazière publique nicaraguayenne (NdT).